mardi 15 juin 2021

KOHLRÜBENWINTER - PISSE

 (2016)

Par où commencer ? Le nom ? La couleur évocatrice ? L'attitude ? Le groupe ? Difficile question car Kohlrübenwinter ('hiver de betteraves') est un de ces objets dont on ne sort pas indemne et dans lequel on entre pleinement, sans aucune concession. 8 pistes issues de deux EPs réunis et deux pochettes hypnotiques, voilà le programme.

 Un bon visuel, bien marquant, c'est toujours un plus et honnêtement si on décrypte cette image d'apparence absurde au premier abord, cela fait sens avec le son. Tout sent ici le deutschpunk des origines. Depuis la police en frakturschrift (typique de la fin du XIXème, début XXème), le détournement de l'image du retour à la terre si cher aux traditionalistes avec l'irruption d'une banane géante face cette paysanne wilhelmienne, tel un choc entre des racines supposées meilleures et le monde moderne globalisé -la banane ayant été introduite en ex-RDA en 1989 et véhiculant une symbolique supplémentaire à celle de nous autres pauvres occidentaux pur jus-, cette couleur unie tellement typée DIY fin 70s. Le groupe pousse le vice jusqu'à singer le logo des bananes Chiquita (pas du tout stigmatisant, non, non, même tonneau que Ya'bon) et joue avec son nom de très mauvais goût. Bref, un objet arty et plus réfléchi que l'on pense sous un aspect à la fois kvlt et cheap !

Musicalement, le groupe prend le parti pris d'aller à fond dans le son primitif du deutschpunk, celui des toutes premières années à l'Ouest quand les soldats et les ondes britanniques avaient à peine déposé les graines des scènes de l'Ouest, dans la Ruhr, le Baden-Württemberg ou bien évidemment la cité à qui l'on doit tant, Hambourg . Ici on se retrouve donc avec un objet de dévotion totale à la frange la plus arty et précoce du deustchpunk, bien avant les brûlots si souvent cités sur ce blog. On est totalement ici dans le giron du premier Abwärts, d'Einstürzende Neubauten (Blixa Bargled étant directement cité), d'Artless  ou d'Hans-a-Plast. Bref du très très vieux. Outre ces influences évidentes se trouvent également une approche très est-allemande, très Amiga, avec l'inclusion de ce synthé fantomatique (Cuir, groupe francophone que je vous recommande a exactement la même approche). Cette image désuète de ce qui avait fait toute la singularité de l'ostpunk pré- et post- chute du Mur (Die Firma ! L'Attentat ! Feeling B !) se retrouve ici, intacte, comme conservée secrètement dans un vieux frigo des années 80, caché dans un bunker désaffecté de la NVA, ouvert par hasard en 2016. Ah oui, je ne vous l'avais pas dit mais Pisse est originaire de Dresde en ancienne terre socialiste, comme quoi les pommes, enfin les bananes ou les betteraves ne tombent pas loin de... enfin vous avez compris.

Les ambiances alternent, tantôt crépusculaires et décadentes ('Drehtür', 'Vernissage'), parfois stupides (l'intro de 'Armes Schwein'), mais aussi totalement deutschpunk bas du front (le reste de 'Armes Schwein') ou dansantes ('Hundgelatine'). Aucun instrument n'est réellement technique, pour ainsi dire on pourrait même parler de faiblesse pour la guitare avec ces accords ultra-basiques, mais il se dégage tant au niveau des rythmes que des sonorités une maîtrise d'un certain vide, d'un certain minimalisme, pourtant efficace. Le chant est dans la droite lignée de ce qui se faisait dans les premières heures et ne détonera pas du reste, avec des chœurs particulièrement efficaces. Enfin la production est léchée, avec une impression de distance et la juste dose de lo-fi pour retrouver ce son typique des productions indépendantes de la fin des années 70-début 80, subtilement digitalisé pour ne pas paraître trop daté. Très très bien pensé (ou pas) ! Tout donc est lié et rien n'est superflu, c'est à ça que l'on remarque l'essence même d'un album qui vous hantera, l'air de rien. 

 Enfin parlons des textes. Hachés, abrupts, vaguement dérangeants et apathiques, parfois bizarres et appelant à des notions freudiennes de stade oral, ils sont dans la veine de la critique originelle des premiers groupes de punk de la sphère warholienne à New York ou des groupes pré-anarchistes de Berlin -Berlin-Ouest pour le coup puisqu'à l'Est avec ce genre de discours c'était une disparition "à la chinoise" qui vous attendait en ce temps-là. Sous des couverts de sadomasochisme, de cruauté, et de nourriture malsaine, les éléments du quotidien sont détournés ou plutôt retrouvent leur étrange absurdité, celle de symptômes d'un système sans sens, en roue libre, d'une vie dans un monde de capital, dénuée de véritable but. Ou dit autrement, la société c'est de la merde (encore et toujours ce même message... et si c'était vrai ?!). Certaines punchlines si vous prenez la peine de les lire, ou de vous plonger dans la traduction, ne vous quitteront plus. Sur 'Hundsgelatine' ce sombre gamin jouant avec ses Haribos et son chien, vous remettra bien en tête que les enfants sont des ordures en puissance et n'ont rien de pur. Ou la vacuité de cette société mondaine assistant à un vernissage  sur la piste éponyme, présentée sans fard (si comme moi dans une autre vie vous avez fréquenté des cercles un tant soit peu artistiques, vous savourerez...). 'Alt sein' et 'Drehtür' sont plus amères et si la première aborde le temps qui passe et la mort absurde elle aussi, la seconde vous rappellera aux côtés de 'Diesntleistungsgesselchaft' que toute votre vie vous serez prisonniers des marques et de l'exploitation, un produit parmi d'autres produits et que vous ne serez qu'un paumé au final, dans un monde creux. Bref, la triste réalité si on réfléchit bien. Mention spéciale au speech de Louis de Funès en allemand, par ailleurs.

Au final, bien que le reste de la discographie de Pisse soit plus erratique et éclectique, trop peut-être, 'Kohlrüberwinter' est un excellent album qui comme Feeling B ou Die Firma est captivant par son étrangeté, comme une espèce de pari fou et comme 'Punk bleibt punk' de Kotzreiz en son temps, la preuve que bien qu'endormies les scènes punk allemandes peuvent encore donner des frissons à l'heure actuelle.
 

 


Recommandé : tout, absolument, même la très atmosphérique 'Dienstleistungsgesellschaft', dispensable musicalement mais cloturant légèrement une œuvre déjà bien dense.

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