(1999)
Peut-on considérer une œuvre indépendamment du contexte de sa création ? Épineuse question vous en conviendrez et dont vous n'aurez probablement pas de réponse une et définitive de votre vivant pour peu que vous vous la posiez. Mais vous êtes des personnes d'esprit puisque vous êtes restés après cette accroche, et comme vous êtes perspicaces, vous vous doutez bien qu'on ne va pas jouer à l’exégèse et aux commentaires d'un texte ancien quelconque, mais bien d'un bon vieil album, raffinage 22 ans d'âge. Summoning et moi c'est une longue histoire, une sombre histoire liée à deux femmes bien différentes et fort semblables que je vous garde pour une autre fois, et de nombreux rendez-vous ratés jusqu'à ce que par un détour inattendu ils reviennent vers moi et qu'on rattrape enfin le temps perdu. D'où cet article, fruit de mes réflexions à l'écoute plus que régulière ces derniers temps qui j'espère apportera un angle légèrement différent de celui des autres innombrables pavés leur étant dédié sur la chroniquosphère.Pour ceux qui viendraient d'autres horizons que les sombres eaux du black metal, il peut être utile de faire une brève présentation du duo légendaire dans le milieu qu'est Summoning, du moins différente de celle de Wikipedia.
A l'origine Summoning était un trio de teenagers versés dans le hard rock et ses dérivés liés au suicide sous assistance du grunge, populaires auprès des mâles hétéros cis-genres non-colorés de cette frange temporelle située entre 1992 et 1995. Le thrash finissant/death commençant son règne international de courte durée après le pour Protector et le prolongement doomesque de ce bon vieux heavy brittanico-germanique pour Silenius. Mais malgré l'errance propre aux premiers groupes allant dans ce sens, ils se convertirent à la nouvelle mode de l'époque dans les milieux undergrounds du metal, tout droit venue de Norvège. Pour mémo Kurt Cobain meurt en 1994, Varg Vikernes a son procès à Oslo, tout les albums de death metal cultes ou presque sont déjà sortis
depuis un ou deux au minimum et l'Autriche n'a toujours pas intégré
l'Union Européenne, en faisant le dernier ersatz de terre germanophone
bien conservatrice malgré les incartades folles de ce maestro qu'était
Falco. Alors qu'ils tâtonnaient encore, surfant sur les thèmes éculés, mort/Satan/vikings (d'où leur nom, relique de cette époque primitive), l'un d'eux se mit à lire un auteur réputé hautement ésotérique et trop evil, ce bon vieux Jéreureu Tolkien, qu'ils eurent la bonne idée d'associer à ce son naissant. Le trio devenu bien vite duo sortit dans la foulée un album aujourd'hui disputé par les fans et eux-mêmes, 'Lugburz', petit succès chez les metalleux locaux, suivi du terrible 'Minas Morgul', du pas terrible 'Dol Guldur' et d'un court EP, attirant l'oreille de labels de plus en plus gros, culminant avec Napalm Records.Voilà pour le contexte du groupe.
Il est de même très intéressant de noter l'aspect exotique qu'a pu avoir Tolkien pour le microcosme pré et paléo-Internet autrichien -et
germanique en général- dans l'escapade proposée par Summoning. Certes il y a
les vagabondages de par Arda, mais il y aussi cet aspect anglais et
ancien, encore renforcé par l'usage de deux textes datés sur 'The glory disappears' et 'The loud music of the Sky',
bien éloigné du quotidien des Autrichiens, surtout de cette période
sans globalisation. La patrie des Habsbourgs étant réellement éloignée
du monde anglo-saxon, particulièrement suite à son isolement contraint
lors de la guerre froide, Summoning fait le pari de l'ambiance, jusque dans cette pochette tirée d'un tableau de John Martin, peintre romantique anglais du XIXème spécialisé dans les scènes paysagères aux couleurs tortueuses, éthérées et crépusculaires d'inspiration mythologique ou historicisante. Le dépaysement proposé est donc d'une triple nature. Triple car l'auditeur d'alors se retrouve projeté dans un monde fantastique, dans une culture d'un autre temps et d'un autre lieu, mais aussi avec une mise en abîme plus large, dans l'évasion d'un quotidien pouvant être ennuyeux ou étouffant, avec une immersion sonore tout simplement, comme une parenthèse dans un Ailleurs fugace.
Le duo joue toujours à plein la carte du synthé, créateur d'ambiance se voulant médievaliasantes mais trahissant une conception très 90s de l'electronica ambiant tout en remettant plus en avant la guitare, dont les tremolos droits sortis des heures primaires du magma norvégien initial ne pourront que saisir et prendre aux tripes, réveillant les sentiments des premières immersions dans ces scènes si particulières. En somme on retrouve ce son world-electro diffus puisant dans la naissante darkwave tout au long des '90s que les membres du duo pratiquent dans leur projets parallèles comme Die Verbrannten Kinder Evas ou Kreuzweg Ost de façon quasi-identique. Vous savez, ce son dont Enigma fut le paroxysme mercantilisé grand public, s'étant infiltré jusque dans cette bonne vieille pop française d'alors qui ne se privait pas d'y recourir (Mylène oui, on parle de toi), mais accolé ici à 'Dark Medieval Times', Enslaved première époque et consorts. La piste d'exposition, 'Rhûn', vous plonge directement dans le bain avec son rythme martial impeccable et ses cors lourds et pompeux, fatigués de leur existence que l'on imagine longue. Les éléments à proprement parler BM entrent naturellement, de façon scénique et large, s'articulant en complémentarité avec les sonorités plus artificielles. L'aspect boîte à rythme mécanisée et froide est ici plus à propos que ne l'aurait été une batterie organique, marquant le pas, une distance, prolongeant l'impression d'altérité tandis que les riffs presqu'en retrait vous hanteront de par leur maestria nébuleuse (le brouillard ça c'est black metal, vous pouvez rien faire). Les mélodies de 'The Glory disappear', 'The Rotting Horse on the Deadly Ground' ou 'The Shadow Lies Frozen on the Hills' ne vous quitteront jamais si vous leur ouvrez vos tympans, garanti.
La recette n'est pourtant pas inédite, loin de là. D'autres formations contemporaines scandinaves avaient tenté l'expérience avec peu, voire aucune légèreté, aucun effet de volume et d'espace. La parfaite illustration de ce que Summoning a évité comme écueil peut trouver contre-exemple le premier Finntroll, 'Midnattens Widunder' sorti la même année, beaucoup, beaucoup plus balourd, trollesque, sans raffinement et ce même pour les pistes les moins hummpa. Alors oui même sur 'Stronghold' , tout n'est pas parfait, on peut retrouver certains traits de cette façon de jouer commune à l'époque. Il reste quelques airs champêtres de chasse à la pâquerette ou à l'edelweiss (humour) comme sur 'Dol Guldur', tirant plus vers les ritournelles volksmusik de fête à la saucisse, mais ça reste bien plus discret que chez les groupes-étrons à clavier "kvlts" comme Dimmu, Cradle... bref ces trucs-là... mais ils ne dérangent que peu l'expérience. Le synthé est un maître exigeant et il est peu évident à manier, son aspect daté et cheap, presque forcé contribue rétrospectivement aujourd'hui à un voyage absyssal dans un passé musical récent, lorgnant sur des thèmes d'un autre passé plus distant. Bien entendu, les compositions sont simplissimes, se déroulant de façon entendue le plus clair du temps, sans surprendre mais tel n'est pas le but de la recette Summoning qui est là pour poser les choses, poser le décorum d'une réflexion moins futile qu'il n'y parait. L'ultime piste, 'A Distant Flame Before the Sun', inquiétante, Ragnarok lunaire et mortifère de cette galette, dans son développement aussi lancinant que l'Anduin ou le Rhin des Nibelungen en est l'expression la plus flagrante.
Au niveau du fond, on peut de prime abord s'étonner de cette association entre les écrits fantasmagoriques d'un auteur britannique résolument catholique (ce qui n'est déjà pas très commun) et celles musicales, nourries au sous-satanisme plus ou moins hollywoodien, de deux jeunes metalleux autrichiens. Mais à y voir de plus près, bien que le but du premier et des seconds à leurs débuts divergent totalement, l'un nous décrivant la victoire d'un Bien malmené contre un Mal écrasant, les autres se plaçant résolument du côté maléfique de l'échiquier pour l'aspect choquant et puissant, on peut y voir une certaine confluence. Les seconds se sont nourris des visions lugubres de la part sombre du premier à leurs débuts, avant de relativiser leur propos dans la suite de leur discographie et de n'en garder qu'une esthétique décharnée quasi romantique. Mais en conservant toujours une perspective sombre et morbide, parce que black metal hein, quand même. Ce qui fait l'intérêt particulier de 'Stronghold', c'est qu'il est le premier LP à se démarquer de cette fascination quelque peu puérile envers le Mal, incarné par les forteresses de Sauron (Dol Guldur) ou de ses sbires zélés tout de noir vêtus (Minas Morgul), pour placer l'éventualité d'un possible plus large, avec ce titre plus neutre de "Bastion",pouvant tant renvoyer aux fortifications précédemment citées qu'à Minas Tirith, Edoras, ou celles des autres races du legendarium, voire dans notre monde à cette impression anxiogène ou élitiste qu'affectionne le black metal en général : être les derniers des purs dans un monde d'impur, musicalement ou plus largement culturellement (vous choisirez quelle version de cette vision de combat vous sied au mieux). Un choix significatif, implicite ou non, qui se plus fera prégnant dans la direction ultérieure de leur discographie privilégiant le côté atmo et narratif et délaissant violence et noirceur initiales du projet.
Le propos reste noirâtre, morbide ou mélancolique selon les morceaux. Le temps qui passe, les errances, la souvenance y occupent une place bien plus importante que le fracas des batailles. La peine y est bien présente, plus que la mort, approchée comme un absolu, une contemplation de la décadence du vivant plutôt que comme une fin en soi. Les étoiles, fréquemment citées, guident le voyage où une seule et unique mention directe à Tolkien est à noter, Morgoth, détachant totalement le texte et les pistes du legendarium, ce dernier ne servant que de devanture, de glaçage, à un propos que l'on découvre surprenamment plus intimiste et personnel que l'image de marque du duo ne le laissait supposer.
Le chant écorché se fait parfois plus clair, moins raw, pour mieux accompagner ce changement, avec une réverbe profonde accentuant l'aspect montagneux (les Alpes ? Les Monts Brumeux ?) de l'ensemble, détaché du temps, comme un écho ancien perdu entre les vallées. Parfois encore teintée de ce craché bileux black old school ('The glory disappears'), il se fait plus émotif, perdu, donnant une nouvelle dimension, trahissant une souffrance mélancolique quand il le faut ('Like Some Snow-white Marble Eyes'). Et puis il y a cette voix féminine aux faux airs d'opéra sur 'Where hope and daylight die', inattendue, grandiloquente que l'on imagine celle d'un spectre vêtu de noir meurtri par la mort lointaine d'un amour ancien, reclus dans une quelconque place forte veillant sur la mère-Danube. Fantomatique, Tania Borsky réussit un exercice difficile. Tarja et ses copines à coffre n'ont jamais eu mes faveurs, c'est pour vous dire le remarquable travail d'immersion pour arriver à faire passer ça.
Au final, peut-on détacher Summoning de Tolkien ? Ma foi, oui, car la force du duo réside avant tout dans une mélodicité irréprochable doublée d'un désir d'expérimentation savamment cadré ouvrant la voie à une recette qui par la suite va perdre en superbe et inspirer toute une vague éculée, prétexte uniquement à l'évasion. Dans tous les degrés qu'elle comporte.
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